Le choc émotionnel profond ressenti par une grande majorité des Thaïlandais après la mort du roi Bhumibol Adulyadej le 13 octobre, après un règne de soixante-dix ans, s’enracine en partie dans une conception bouddhique de la royauté, laquelle fait du monarque un dhammaraj – un roi dhammique (1) – mais aussi un Bodhisatta, un être moralement supérieur sur le point de devenir un Bouddha.

Le modèle de la royauté bouddhique tel qu’il existe en Thaïlande et dans les autres pays du bouddhisme Theravada est basé sur le règne de l’empereur indien Asoka, lequel a régné de 269 à 232 avant l’ère chrétienne. Selon ce concept, le roi doit régner selon les enseignements du Bouddha et selon les dix vertus royales : générosité, moralité, sens du sacrifice, honnêteté, gentillesse, contrôle de soi, calme, non-violence, tolérance et fermeté. Le dhammaraja est roi parce qu’il a accumulé un vaste capital de mérites lors de ses vies précédentes grâce à ses actes de générosité et de sacrifice durant ses nombreuses existences passées.

L’idée selon laquelle le roi est aussi un Bodhisatta – un être humain supérieur qui, du fait de son capital important de mérites, a été réincarné pour régner et va devenir un Bouddha dans le futur – est apparue au Siam – tel qu’était alors nommée la Thaïlande – au XVIIIe siècle, particulièrement après la destruction de la capitale du Siam, Ayutthaya, par les armées birmanes en 1767. La base épigraphique de cette idée du roi-Bodhisatta est l’un des récits des vies antérieures du Bouddha, le Jataka Vessantara (2). Dans ce récit, le prince Vessantara est exilé de son royaume à cause de sa très grande générosité, même envers des étrangers, pour finalement, revenir d’exil et être nommé roi après voir montré une capacité de sacrifice extrême jusqu’à faire don de ses enfants et de sa femme à des brahmanes.

La caractérisation du roi comme étant une personne ayant accumulé un capital extraordinaire de mérites, selon la loi du karma, débouche sur une conséquence logique : un roi qui a « épuisé ses mérites », par exemple parce qu’il ne règne pas selon les enseignements du Bouddha, ne mérite pas de régner. Il s’ensuit qu’une rébellion contre un tel roi est justifiée. Un texte bouddhique ancien, l’Akanya Sutta, et le Traité des Trois Mondes – un traité de cosmologie qui date de la période du royaume de Sukhotai (1240-1438) – justifient implicitement le renversement de roi dépourvu de mérites ou qui ne se conforme pas aux règles bouddhiques.

On retrouve trace de ce concept dans l’article 10 de la Loi de succession de 1924 (toujours en vigueur), lequel stipule que « celui qui monte sur le trône doit être pleinement respecté par la population » et qu’un « membre la famille royale que la population estime détestable doit être écarté de la succession ».

Au XVIIIe et XIXe siècles, l’idée d’un roi-Boddhisatta a eu pour conséquence la corrélation entre stratification sociale et hiérarchie morale : ceux qui étaient au sommet de la hiérarchie sociale – le roi, mais aussi les aristocrates, les moines révérés, les marchands pieux – étaient « moralement bons » et ceux qui étaient en bas de l’échelle – esclave et paysans – « moralement calamiteux ».

Les menaces de colonisation du Siam par la France et l’Angleterre à partir du dernier tiers du XIXe siècle ont amené les monarques d’alors, notamment le roi Chulalongkorn (règne : 1868-1910) à marginaliser l’utilisation du Jataka Vessantara comme base idéologique de la monarchie, pour adopter un profil de monarchie constitutionnelle « civilisée » sur le modèle européen. Mais l’idée du roi-Bodhisatta est restée prégnante dans les esprits et les provinces thaïlandaises.

Le renversement de la monarchie absolue en 1932 a aussi contribué à affaiblir cette idée du roi possesseur d’un barami (qualité morale) supérieur du fait de sa générosité et de son sens du sacrifice. L’idée est restée toutefois influente jusqu’à aujourd’hui au sein de la bureaucratie, souvent très conservatrice. L’idée de confier le pouvoir et de choisir le leader du pays au peuple – donc à une catégorie de personnes moralement corrompues et ignorantes – lui est anathème.

L’idéologie du roi-Bodhisatta a été remise à l’honneur à partir de la fin des années 1950, lorsque le dictateur Sarit Thanarat (au pouvoir de 1957 à 1963) s’est rendu compte qu’il pouvait établir une relation mutuellement bénéfique avec le jeune monarque, le roi Bhumibol Adulyadej, monté sur le trône dix ans plus tôt. Avec l’appui des militaires, de la bureaucratie, des organes de relations publiques du gouvernement et des grandes entreprises sino-thaïlandaises, l’image d’un roi dévoué à son peuple, sillonnant sans cesse le pays pour soulager les peines des plus démunis a été construite sur la base de la personnalité d’un souverain par ailleurs sans aucun doute créatif, énergique et soucieux du bien-être de la population.

La plupart des Thaïlandais sont imprégnés de ces notions mêlant royauté et religion bien qu’ils n’en connaissent ni l’origine ni les détails. « Le roi est la source de la culture thaïlandaise, tout émane de lui, la manière de vivre, la manière de penser, y compris le bouddhisme », indiquait l’ancien Premier ministre, de sang royal, Kukrit Pramoj dans le documentaire de la BBC « Soul of a Nation » (1979). Pour les Thaïlandais, il y a identité entre la personne du roi et la religion bouddhique, ou du moins les valeurs attachées à cette religion. Dit en d’autres termes par un universitaire, « le roi représente pour les Thaïlandais le bien absolu, mais aussi la stabilité. Une fois qu’il disparaît physiquement, les Thaïlandais perdent leurs repères, un peu comme s’ils flottaient dans l’espace. Ils ne savent pas ce qui va se passer ». (eda/ad)

(1) Dhamma (depuis le pali : धम्म) ou Dharma (depuis le sanskrit : धर्म). Cf. http://www.dhamma.com/fr/
(2) Thailand’s Theory of Monarchy, de Patrick Jory, State University of New York Press, 2016.

(Source: Eglises d'Asie, le 21 octobre 2016)