Venu de l’Inde, le bouddhisme s’est propagé en Chine il y a deux bons milliers d’années. Si l’on recense de nombreuses études sur son développement durant la période contemporaine, les recherches portant spécifiquement sur l’évolution du bouddhisme la République populaire de Chine depuis 1949 sont nettement moins fréquentes (1).

Ji Zhe, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), est l’un de ces rares chercheurs. Docteur en sociologie (EHESS) et spécialiste de l’histoire des religions chinoises, il dirige depuis 2010 le projet de recherche international « Le bouddhisme après Mao », soutenu par la Ville de Paris dans le cadre du programme « Emergence(s) » (2).

Dans l’interview ci-dessous, parue en ligne sur Fait-religieux.com le 16 juin 2013, Ji Zhe dresse un portrait rapide du renouveau du bouddhisme en Chine populaire depuis une trentaine d’années, évoquant notamment le poids des facteurs économiques et les limites qu’il rencontre, comme son incapacité à prendre position sur les questions sociales et politiques.

Patricia Zhou (Fait-religieux.com) : On assiste depuis les années 1980 à un renouveau religieux en République populaire de Chine (RPC). Qu’en est-il du bouddhisme ?

Ji Zhe : Dans les années 1980, la situation du bouddhisme était encore difficile, malgré le nouvel espace de liberté religieuse octroyé par l’Etat. Les organes gouvernementaux soumettaient la reconstruction des sites bouddhistes à beaucoup de contraintes. De plus, les moines manquaient de ressources. C’est grâce au soutien financier de Chinois d’outre-mer, de Hongkong, de Taiwan, d’Asie du Sud-Est, et à celui de bouddhistes d’autres pays asiatiques, comme le Japon ou la Corée, que les bouddhistes chinois ont pu reconstruire leurs temples et leurs monastères.

A partir du milieu des années 1990, de plus en plus de Chinois laïcs ont commencé ou recommencé à s’intéresser au bouddhisme. Grâce au développement économique, ils disposaient de moyens financiers plus importants. Petit à petit, les Chinois du continent ont pris le relais pour le financement de la reconstruction des sites bouddhistes.

Les temples et les monastères avaient été détruits durant la Révolution culturelle (1966-1976) ?

Non, ils n’avaient pas forcément été détruits, beaucoup avaient été réquisitionnés et étaient utilisés à des fins séculières. Ils étaient occupés par des écoles, des usines, des organes gouvernementaux... Jusqu’à aujourd’hui, il y a encore des monastères qui n’ont pas été rendus aux bouddhistes.

Combien y a-t-il de bouddhistes en Chine ?

Selon les enquêtes récentes, entre 10 % et 20 % de la population chinoise adulte s’identifient comme bouddhistes. Il est en réalité impossible de donner un chiffre exact du nombre de bouddhistes laïcs, car la conversion bouddhiste est beaucoup moins formelle que son équivalent chrétien et l’identité religieuse des Chinois est loin d’être exclusive. Mais on dispose de chiffres indicatifs. D’après une étude, sur 100 millions de bouddhistes en 2003, 90,5 millions appartenaient au bouddhisme Mahayana Han [les Han étant l’ethnie majoritaire en Chine qui constitue environ 92 % de la population] et 7,6 millions au bouddhisme tibétain ; il y avait aussi 1,5 million de bouddhistes Theravada, la majorité étant des Dai de la province du Yunnan, au sud du pays.

A l’heure actuelle, parmi les cinq religions officiellement reconnues – le bouddhisme, le taoïsme, le catholicisme, le protestantisme et l’islam –, les bouddhistes constituent le groupe de croyants et de pratiquants le plus nombreux. On dit que les bouddhistes Mahayana Han représenteraient aujourd’hui à eux seuls plus de 100 millions de personnes, je crois que ce chiffre n’est pas exagéré.

Le développement du bouddhisme est-il bien accepté par les autorités ?

Oui, le bouddhisme Mahayana Han est devenu la religion la plus favorisée par le gouvernement chinois. Il y a plusieurs raisons à cela (3).

Tout d’abord, le bouddhisme est une religion mondiale – contrairement au taoïsme, qui est limité aux sociétés chinoises – et il bénéficie d’une bonne image en Asie et en Occident. Une certaine vivacité du bouddhisme permet au gouvernement de montrer qu’il existe une liberté religieuse en Chine. Le bouddhisme est aussi un lien entre les sociétés et les peuples asiatiques ; Pékin s’en sert dans sa politique extérieure depuis les années 1950. Un exemple récent est le « Forum mondial du bouddhisme » orchestré par le gouvernement chinois depuis 2006, qui réunit tous les trois ans des centaines de représentants des bouddhistes du monde entier, sauf ceux fidèles au dalaï lama, bien entendu.

En outre, les événements de 1999 liés au mouvement Falungong ont fait prendre conscience au gouvernement des besoins religieux de la population. Falungong a mobilisé, le 25 avril 1999, des milliers de personnes pour protester devant le siège du gouvernement central à Pékin. Depuis, le mouvement qui comptait à l’époque des millions de pratiquants est considéré comme une secte et est réprimé. Echaudé par l’affaire Falungong, l’Etat chinois a commencé à soutenir le bouddhisme Han placé sous la stricte surveillance de l’Etat, en l’utilisant pour occuper le marché religieux.

Le Falungong n’est évidemment pas le seul adversaire de l’Etat sur le plan religieux. La religion qui se développe le plus rapidement en Chine aujourd’hui est sans doute le protestantisme – évangélique surtout. Le protestantisme est très actif et revendicatif. Les protestants ont des liens avec l’étranger, n’hésitent pas à invoquer la liberté religieuse ou les droits de l’homme. Ils ont leur organisation propre, dans le cadre de la famille et du village, très difficile à contrôler. Le catholicisme et l’islam sont également problématiques pour l’Etat chinois sur le plan diplomatique ou ethnique, celui-ci préfère par conséquent utiliser le bouddhisme Mahayana Han pour tenter d’endiguer l’expansion de ces religions.

Enfin, au niveau local, le bouddhisme est soutenu par le pouvoir par intérêt économique. Depuis les années 1990, les gouvernements locaux ont œuvré avec enthousiasme à la reconstruction ou à la rénovation de monuments bouddhiques pour favoriser le développement du commerce et du tourisme.

Comment le bouddhisme est-il géré par les autorités chinoises ?

Le contrôle est exercé par le Bureau des Affaires religieuses (BAR), à travers l’Association officielle des bouddhistes. Mais parfois, le BAR intervient directement : par exemple, la position-clé de l’Association bouddhique chinoise est celle de secrétaire général ; ce dernier détient le véritable pouvoir, alors que le président de l’Association n’a qu’un rôle rituel. Le secrétaire général actuel de l’Association – qui est un ancien cadre du BAR – a été nommé directement par le BAR.

Le BAR supervise l’enregistrement et la gestion du clergé ainsi que des lieux de culte. Les grands monastères procèdent aux ordinations, après avoir eu l’accord du BAR et de l’Association nationale.

Le pouvoir se concilie également les leaders religieux en les intégrant dans le système politique, en leur octroyant par exemple des sièges à l’Assemblée populaire nationale (APN) ou à la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC). Ces mesures sont plutôt du ressort du Département du Front uni, l’organe chargé des affaires des « groupes sociaux », y compris ceux religieux, au sein du Parti communiste chinois (PCC).

Quelle est la situation économique des monastères ?

La situation des 15 000 monastères enregistrés est très variée (2). Celle d’un grand monastère historique, situé dans un site touristique ou au centre d’une grande ville, est très différente de celle d’un petit temple dans une région reculée.

La situation économique des monastères réputés, comme le temple Lingyin, à Hangzhou dans le Zhejiang, ou ceux du mont Wutai dans le Shanxi, est en général bonne car ils bénéficient d’importantes donations des fidèles. Pour donner un ordre de grandeur, en 2010, durant les quinze jours des festivités du Nouvel An chinois, un grand monastère de Shanghai a reçu plus de 10 millions de yuans de donations [plus d’un million d’euros].

La plupart des monastères importants comprennent en leur sein un grand maître spirituel reconnu et vivent des donations des fidèles. Certains gagnent également de l’argent grâce aux services religieux ou aux rituels, funéraires notamment.

Le tourisme n’est-il pas pourvoyeur d’argent pour les grands monastères ?

Non, pas du tout. Le tourisme et la vente de billets d’entrée peuvent constituer un revenu pour des monastères qui ne sont pas connus et qui n’ont pas de maître de renom. Pour les grands monastères, les donations constituent la ressource la plus significative.

Il y a toutefois l’exception notable du temple Shaolin, dans la province du Henan, célèbre pour sa tradition des arts martiaux. Ce monastère vit essentiellement du tourisme, les fidèles ne font pas beaucoup de donations car ils jugent sa commercialisation et sa médiatisation outrancières. Chaque année, les billets d’entrée rapportent plusieurs millions d’euros. Mais 70 % des recettes reviennent au gouvernement local, le monastère n’en touche que 30 %. De plus, la communauté monastique ne peut disposer librement de ses 30 %, leur utilisation est contrôlée par un comptable mandaté par le gouvernement local.

Aussi l’abbé du temple Shaolin, maître Shi Yongxin, a-t-il demandé à plusieurs reprises aux autorités de rendre libre l’accès au temple, pour les touristes et les fidèles. Mais le gouvernement local, en compétition avec le monastère pour les ressources financières et le capital symbolique, refuse.

Existe-t-il d’autres cas de figure pour l’économie monastique ?

Oui. Des entreprises ayant des liens avec un gouvernement local construisent des sites bouddhiques dans des endroits touristiques et emploient ensuite un groupe de moines pour assurer le service religieux. Pour une entreprise du secteur touristique, un site culturel – comme un monastère – est un atout, d’où ce type d’investissement. Certains exemples sont impressionnants, comme le temple Nanshan à Hainan. Le phénomène reste toutefois marginal.

En revanche, la construction par des investisseurs privés de grandes statues de bouddhas est une pratique très répandue. Dans ce cas, il n’y a même pas besoin de clercs pour attirer des donations.

Il existe aussi des bouddhistes qui créent des sites touristiques pour développer l’économie locale. Un exemple en est le temple de Lili Gucheng, dans la province du Gansu. Grâce aux donations des fidèles, une bouddhiste laïque a fait construire une grande cité touristique de style roman dans laquelle certains édifices sont réservés aux pratiques bouddhiques.

De manière générale, le tourisme est mal considéré par les fidèles, car les monastères sont censés être le siège de pratiques ascétiques. L’activité touristique suppose un paiement en échange de services ; elle est très différente du pèlerinage, qui a un objectif sacré, auto-justifiable et non-utilitaire : les pèlerins ne sont pas obligés de faire des dons.

Quel est le rôle du secteur religieux dans l’économie chinoise ?

Le secteur religieux est devenu très important dans l’économie chinoise. Le tourisme religieux, toutes religions confondues, représente une part considérable du tourisme local et de l’économie locale. Et ce d’autant plus que certains monastères sont gérés et considérés comme des entreprises.

Cette tendance s’inscrit dans le contexte global de la Chine, où l’on assiste à une marchandisation de la société. Les gouvernements locaux, eux aussi, sont désormais considérés comme des entreprises et gérés en fonction de la logique de marché, tout comme les écoles, les universités, les hôpitaux, etc.

Il y a une double logique prédominante dans la Chine d’aujourd’hui : celle du pouvoir et celle du marché.

Le pouvoir religieux n’est-il pas un contre-pouvoir ?

Non, pour le moment, les grands monastères et les dirigeants les plus connus du bouddhisme Han se contentent d’être utilisés par l’Etat et se soumettent à la logique du marché.

Ils n’ont pas la volonté d’aller à l’encontre de ces deux logiques, ils ne proposent pas de contre-valeurs. Ils n’ont pas non plus le courage de soumettre le pouvoir politique à un jugement moral ou de s’engager dans des mouvements sociaux. Certains bouddhistes le font, mais à titre individuel, sans soutien institutionnel.

Les monastères pratiquent la philanthropie, mais n’organisent pas directement d’actions humanitaires ou d’autres mouvements car les mobilisations à grande échelle, mises à part celles orchestrées par le gouvernement, sont interdites en Chine. Il y a une énorme différence entre le bouddhisme Han et le bouddhisme engagé, taiwanais ou vietnamien, comme celui de Maître Thich Nhat Hanh. En Chine, parler de compassion, de sagesse, est autorisé, mais il est difficile de mentionner la souffrance. Faire état de souffrances dans la société actuelle, alors qu’elle est sous la direction correcte du Parti, est impossible. On peut évoquer le karma, mais pas parler de justice ! Il est bien dommage qu’aujourd’hui, malgré sa riche et respectable tradition spirituelle, le bouddhisme Han en Chine populaire n’a pas de discours moral qui pourrait servir à améliorer la société en proie à une profonde crise des valeurs. Il est devenu une religion muette face aux problèmes de justice sociale.

(1) La monographie de Holmes Welch, Buddhism under Mao (Harvard University Press, 1973), porte seulement jusqu’en 1972. Pour la suite, pour ces dernières décennies, les chercheurs se consacrant aux relations entre le bouddhisme et l’Etat sont peu nombreux.
(2) Chercheur post-doctorant du CNRS, affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL), il est par ailleurs chercheur associé à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Fudan et à l’Académie des cultures européennes de l’Université de Tongji en Chine. Ses articles sur la religion et la société chinoises contemporaines ont paru dans des revues scientifiques telles que Perspectives Chinoises, Social Compass, Cahiers internationaux de sociologie et Nova Religio.
(3) A ce sujet, on pourra lire l’article de Carsten Krause publié par Eglises d’Asie en septembre 2006 : « L’interdépendance entre l’Etat et le bouddhisme en République populaire de Chine »
(4) - On estime que dans les années 1980, il restait quelques milliers de moines et de nonnes en Chine populaire. En 1994, le bouddhisme Mahayana Han comptait 40 000 moines, nonnes et novices ; en 1997, 70 000 et en 2006-2007, 100 000. Soit une augmentation de 8 % par an entre 1994 et 2006.
Un renouveau qui peut paraître spectaculaire, mais qui doit être relativisé : avant 1949 et l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois (PCC), le bouddhisme Han comptait pas moins de 500 000 clercs. Autrement dit, en soixante ans, le nombre de moines a été réduit de quatre cinquièmes, tandis que la population chinoise a plus que doublé.
- Avant 1949, il y avait 40 000 monastères en Chine. Après la mort de Mao en 1976, on ne comptait plus qu’une centaine de monastères bouddhistes Han. Ce chiffre augmente ensuite rapidement : 5 000 en 1994, 8 000 en 1997 et 15 000 en 2006. Il existe aujourd’hui de surcroît beaucoup de « Maisons du Bouddha » et de « Maisons pour la récitation des soutras », plus ou moins privées, qui ne sont pas enregistrées.


(Source: Eglises d'Asie, 17 juin 2013)