C’est à l’occasion du traditionnel « Temps pour la paix », observé du 5 au 15 août depuis 1981 par les catholiques au Japon, que l’archevêque de Tokyo (1), Mgr Okada Takeo, a souligné combien les changements politiques envisagés par l’actuel Premier ministre, Abe Shinzô, étaient inquiétants pour ceux qui, au Japon et ailleurs, estiment que l’article 9 de la Constitution japonaise, interdiant au pays de recourir à la guerre comme moyen de règlement des conflits, est « un trésor à préserver ».

Dans son message rédigé pour la publication d’une nouvelle traduction en japonais de l’encyclique Pacem in Terris du pape Jean XXIII, Mgr Okada, qui est aussi le président de la Conférence épiscopale japonaise, a souligné combien l’encyclique publiée le 11 avril 1963 dans le contexte de la guerre froide portait en elle l’idée que la paix ne pouvait être construite que sur la protection de la dignité de la personne humaine et de ses droits.

Or, a souligné l’archevêque de Tokyo, la Constitution du Japon, promulguée en 1946 et entrée en vigueur en 1947 alors que le Japon était sous occupation américaine, porte en elle « un trésor dont le Japon peut être fier », à savoir l’article 9 disposant que le Japon renonce à jamais à la guerre (2). Depuis que la loi fondamentale du pays porte cet article, « le Japon n’a tué personne du fait de la guerre et aucun Japonais n’a été tué du fait de la guerre ». Il est « de notre responsabilité la plus aiguë de protéger et de promouvoir l’article 9 », écrit encore l’archevêque de Tokyo qui s’inquiète d’« un mouvement qui prend de l’ampleur et vise à assouplir les règles ouvrant la voie à une révision de la Constitution ».

Par ce « mouvement », Mgr Okada fait référence au fait que l’aile conservatrice du Parti libéral-démocrate (PLD) ne cache pas, depuis de nombreuses années, son intention de réviser la Constitution pacifiste de 1947, qui, à ses yeux, présente le défaut d’avoir été imposée au Japon de l’époque par le vainqueur américain (3). Or, cette aile conservatrice du PLD a le vent en poupe depuis la victoire du parti aux élections législatives de décembre 2012 et le retour consécutif au poste de Premier ministre d’Abe Shinzô. Plus encore, les élections du mois de juillet dernier à la Chambre des conseillers, la deuxième chambre du Parlement japonais, ont vu la nette victoire du PLD et de son allié du Nouveau Komeito. Désormais, pour faire passer ses réformes, Abe Shinzô dispose à la fois de tous les leviers au sein du pouvoir législatif et d’un horizon de trois ans sans élection nationale.

Pour Mgr Okada, l’annonce par l’administration Abe de faire voter une réforme visant à autoriser les révisions de la Constitution à une majorité simple des membres de la Diète (le Parlement japonais), et non plus à une majorité des deux tiers comme c’est le cas actuellement, augure de cette volonté du pouvoir politique de réviser la Constitution pour vider de sa substance « ce trésor » que constitue l’article 9 de la Constitution de 1947.

Les déclarations du Premier ministre Abe au soir de la victoire des élections de juillet dernier ont d’ailleurs été dénuées de toute ambiguïté à ce sujet. Après avoir augmenté le budget militaire dévolu aux Forces d’autodéfense, celui qui est souvent présenté comme un « faucon » sur la scène politique japonaise a déclaré au sujet d’un amendement futur de la Constitution pacifiste : « Il est important de poursuivre profondément la discussion sur ce sujet et nous allons pouvoir le faire grâce à cette stabilité politique. »

Pour l’Eglise catholique au Japon comme pour un certain nombre d’observateurs politiques, la révision de l’article 9 de la Constitution n’est pas un sujet visant à redéfinir seulement la place du Japon sur la scène internationale. Ainsi que le soulignait un proche d’Abe Shinzô à l’époque où celui-ci a été au pouvoir de septembre 2006 à septembre 2007, ce qui est en jeu est la nécessité d’instaurer un nouveau « régime » pour le Japon d’aujourd’hui. Selon ses propres termes, Abe Shinzô tient en effet la Constitution de 1947 pour « un acte de contrition du vaincu envers le vainqueur » et estime que ce texte fondamental doit « être élaboré de nos mains » ; il ne fait pas mystère de sa volonté d’« abandonner le régime d’après-guerre ».

Les spécialistes du droit constitutionnel font remarquer que le projet de refonte de la Constitution promu par l’aile conservatrice du PLD ne porte pas que sur l’article 9, mais touche aux rapports entre l’Etat et les cultes, à l’enseignement du patriotisme, ainsi qu’aux droits fondamentaux des citoyens. La Constitution ne serait plus un texte visant à garantir les droits des citoyens face à l’Etat mais deviendrait un outil destiné élargir et préserver la latitude d’action des autorités.

Chez les voisins du Japon, où les blessures liées à la période d’expansion impérialiste du Japon et à la seconde guerre mondiale ne sont pas refermées, ces évolutions sont suivies avec attention. A Hongkong, au Centre asiatique pour le progrès des peuples, on note avec inquiétude que les réformes d’Abe Shinzô ont une portée bien supérieure à un simple toilettage de la Constitution. « Le PLD défend l’idée que les évolutions sociales venues de l’Occident, la progression de l’individualisme notamment, ont affaibli la culture et les traditions japonaises, centrées non autour de l’individu mais du groupe », lit-on dans un document récemment publié par cette organisation proche de l’Eglise catholique locale. Dans le projet de refonte de la Constitution du PLD, on peut lire que « les citoyens doivent être conscients que les devoirs et les obligations qui accompagnent les droits et les libertés ne pourront jamais attenter à l’ordre et à l’intérêt publics ». Pour les analystes du Centre asiatique pour le progrès des peuples, il y a là matière à s’inquiéter : « En résumé, les libertés fondamentales d’expression, de réunion et d’association pourront être suspendues ou limitées lorsqu’elles menaceront ce que le gouvernement perçoit comme étant l’ordre ou l’intérêt publics. Et cela parce que ces libertés ne seront plus reconnues comme naturelles, inaliénables et constitutives des droits de l’homme, mais ne seront plus que des droits accordés ou concédés par le gouvernement. » Le Japon se mettrait ainsi en contradiction directe avec les droits de l’homme tels qu’inscrits dans la Charte des Nations Unies, pourtant signée et promulguée par Tokyo.

Au Japon, les sondages indiquent que l’opinion, si elle est prête à une réforme de l’article 9, n’accepte pas aussi aisément les autres dimensions du projet du PLD. Des éditorialistes de la presse écrivent que le Premier ministre Abe pourrait circonvenir cette opposition en proposant une refonte globale de la Constitution dans laquelle la suppression ou l’édulcoration de l’article 9 serait l’arbre cachant la forêt des autres réformes moins populaires. Que ce soit par voie de référendum ou devant la Diète, cette réforme aurait des chances de passer, le Premier ministre s’appuyant sur sa popularité et les réformes économiques qu’il a mises en œuvre, soulignent-ils.

(1) Les « Dix jours pour la paix » sont organisés chaque année par l’épiscopat japonais depuis la visite du pape Jean Paul II à Hiroshima en 1981. Cette année-là, le pape avait lancé un appel à la paix et à un monde dénucléarisé depuis la ville bombardé le 6 août 1945 par les Américains. Organisés du 5 au 15 août, ces dix jours pour la paix font mémoire des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki (9 août), le 15 août marquant à la fois l’anniversaire de la reddition japonaise de 1945 et la fête de l’Assomption de la Vierge Marie. Cette année, le cardinal Peter Turkson, président du Conseil pontifical ‘Justice et Paix’, s’est rendu à Hiroshima et Nagasaki où il a prié pour la paix aux côtés des évêques japonais et pris part à un rassemblement interreligieux pour la paix.
(2) L’article 9 de la Constitution de 1947 constitue le seul et unique article du chapitre II de la loi fondamentale, intitulé « Renonciation à la guerre » :
« Article 9. Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.
Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »
(3) Voir à ce sujet dans Eglises d’Asie « Les non-dits de la réforme constitutionnelle présentée par le Parti libéral-démocrate » (16 décembre 2007) ainsi que « Les enjeux du projet de révision de la Constitution » (1er novembre 2008).

(Source: Eglises d'Asie, 21 août 2013 )